Digital ou numérique
Ce matin, j'ai vu passer un tweet comme j'en vois régulièrement :
C'est un fait entendu chez les développeur·ses, le « digital » c'est pour les doigts, pour les ordinateurs on parle de « numérique ». La plupart du temps on entendra parler de digital les agences de communication, les équipes marketing, les médias, mais beaucoup plus rarement les professionnels du web, qui au contraire aiment corriger les autres, ou s'exaspèrent de leur ignorance. C'est un peu comme un code secret qui montre qu'on sait de quoi on parle, qu'on fait partie de la communauté de ceux qui savent.
Pour ces personnes, digital est un anglicisme, qui est donc à proscrire au profit du mot français numérique déjà en usage. Je trouve ça un peu ironique pour une profession dont le jargon est constellé d'anglicismes : on parle d'ajouter des commits sur des pull requests pendant les reviews, de builds sur la CI, etc. On dira que digital c'est différent, car ce mot a déjà un sens en français (relatif aux doigts), donc il est incorrect de l'utiliser pour signifier autre chose (relatif aux ordinateurs). C'est amusant puisqu'il se trouve que le mot numérique avait lui aussi déjà un sens en français, comme dans l'expression supériorité numérique, qui de toute évidence n'a rien à voir avec les ordinateurs et leur est antérieure. On pourra me dire que des chiffres sont quand même plus à propos que des doigts pour décrire ce qui se rapporte aux ordinateurs (qui sont des outils de calculs qui manipulent des nombres) mais je pense que c'est un argument qui ignore les mécaniques d'évolution de la langue et ses enjeux ainsi que l'histoire des mots digital et numérique. Par ailleurs on entend souvent sur un mode ironique des choses comme « La stratégie digitale c'est la stratégie des doigts ? ». Mais alors dans ce cas est-ce qu'une stratégie numérique c'est une stratégie des chiffres ?
En linguistique on sait bien que les emprunts d'une langue à une autre sont extrêmement fréquents, et qu'en français nous utilisons beaucoup de mots qui viennent de l'anglais, de l'arabe, de l'italien et d'autres langues encore. Certains mots font même des aller-retours. Mon préféré est le mot budget, qui vient d'abord de la bougette en français, qui signifiait une poche de cuir, un sac, emprunté par les Anglais dans l'expression « open the budget » lorsque le chancelier présentait son rapport annuel, puis ré-emprunté en français dans le sens qu'on lui connait [1]. Chose intéressante, digital au sens de numérique est lui aussi un double emprunt, puisqu'il a d'abord été emprunté au français par les Anglais avant de nous revenir, ce que nous rappelle le philosophe des sciences Bruno Latour en citant l'historien des sciences Simon Schaffer[2] :
L’erreur que vous avez commise en France, nous disait Simon Schaffer, c’est de l’avoir appelé numérique, il fallait rester au mot, français, « digital », que les Anglais nous avaient emprunté, qui a ensuite été réimporté en France, et que l’Académie des sciences a qualifié d’anglicisme, préférant le terme de « numérique ».
Or, dans digital il y a le doigt, le clavier, et ce que l’on appelle révolution numérique, c’est le fait de taper sur un clavier, qui est d’ailleurs un truc complètement bordélique et provisoire dans l’histoire des techniques, un objet de transition dont on attend la fin avec impatience.
Pour Schaffer, nous aurions confondu des choses qui n’avaient rien à voir, un écran et un clavier, la machine de Turing étant un intermédiaire entre le télégraphe et l’ordinateur, alors que la révolution digitale commence bien avant, quand on commence à coder avec ses doigts des chiffres, des alphabets, etc.
Je trouve cette idée très intéressante car elle résonne avec le problème souvent soulevé que l'on a tendance à placer le numérique dans un monde abstrait et objectif fait de 0 et de 1, alors que ses conséquences sur le monde sont bien réelles, et que ceux et celles qui créent les algorithmes et les logiciels que nous utilisons sont des personnes elles aussi bien réelles, ancrées dans un monde social et politique avec leurs subjectivités propres.
Par ailleurs il n'est pas anodin de noter que c'est l'Académie des sciences qui a rejeté le qualificatif de digital au profit de numérique. En effet, d'après la linguistique, une langue peut se voir modifiée de deux manières : par le haut ou par le bas, c'est-à-dire par une norme prescriptive ou par l'usage. Concrètement cela signifie que dans certains cas ce sont les locuteurs d'une langue qui vont changer un usage, comme un mot ou un point de grammaire, par exemple l'abandon de la concordance des temps avec le subjonctif, comme dans « il voulait que tu viennes » plutôt que « il voulait que tu vinsses ». Dans d'autres cas, la modification (ou plus souvent le refus d'admettre un nouvel usage comme correct) vient d'en haut, de ceux qui fixent la norme. En France le plus fort vecteur de norme reste l'Académie française, qui consacre d'ailleurs un article au mot digital dans la rubrique de son site Dire, ne pas dire (spoiler : les immortels conseillent l'utilisation de numérique). Mon but dans cet article n'est pas d'expliquer pourquoi je n'aime pas l'Académie française [3], mais disons simplement qu'il est absurde de laisser 40 personnes (dont aucune n'est linguiste et beaucoup sont notoirement réactionnaires) décider de comment une langue vivante doit évoluer, et un argument d'autorité ne saurait empêcher un changement de la langue une fois en marche s'il est accepté par une majorité des locuteurs. Le seul résultat de ces efforts est de créer une différence entre ceux qui parlent « correctement » et les autres, pouvant aller d'un simple dédain (par exemple la façon dont peut être perçu une personne avec un accent chti) à une forme d'exclusion et de stigmatisation (par exemple dans l'accès à l'emploi pour les personnes qui font des fautes de grammaire et d'orthographe ou qui ont un accent d'un pays du sud).
Pour moi le but de notre usage de la langue n'est pas d'être correct, mais d'être compris[4]. Autrement dit être correct n'est qu'un moyen et pas une fin en soi. D'ailleurs parfois suivre les recommandations de l'Académie française vous rendra plus difficile à comprendre, par exemple si vous utilisez l'expression « acolyte illustre » pour dire « follower » [5]. Dans cette perspective il est clair qu'en utilisant digital à la place de numérique il n'y a pas de risque de ne pas se faire comprendre, cet usage étant maintenant bien ancré dans la langue française, quoi qu'on puisse en penser. Et pour ce qui est d'être correct, j'ai déjà entendu la fameuse citation de Camus[6] servir de justification à ce genre d'arguments d'autorité sur l'usage de certains mots :
Mal nommer un objet, c'est ajouter au malheur de ce monde.
Mais je pense que c'est un argument de mauvaise foi. Cette citation parle d'objets philosophiques, de concepts, utilisés dans le but de raisonner et de démontrer. Dans notre cas les mots « digital » et « numérique » sont interchangeable dans un sens strictement équivalent.
Pour finir, et pour rester dans le monde de la littérature, je trouve qu'il y a dans « digital » une poésie qu'on ne retrouve pas dans « numérique ». Cette idée d'une continuité à la fois à l'échelle historique de l'humanité mais aussi de chaque individu où l'on compte d'abord sur ses doigts puis avec ses doigts, et que le potentiel expressif d'un ordinateur peut être rapproché de celui d'un pinceau ou d'un alphabet, plutôt que de le réduire à une suite de 0 et de 1.
Malheureusement mon usage personnel restera toujours de dire numérique ; j'ai passé trop de temps du côté de ceux qui savent mieux que les autres et mon cerveau refuse d'utiliser le mot digital (et je ne veux pas risquer de me décrédibiliser face à des gens qui s'accrochent à la norme). Mais maintenant quand je vois passer des tweets qui raillent ceux et celles qui l'utilisent, ou qui se félicitent qu'un vecteur de norme (dont ils font partie) aille contre un usage populaire de la langue, je souris non plus parce que je suis d'accord, mais parce que j'ai trouvé un moyen d'avoir un avis encore plus pédant sur la question.
http://www.internetactu.net/2010/06/22/bruno-latour-on-est-passe-du-virtuel-au-materiel-et-pas-du-materiel-au-virtuel/ ↩︎
Pour ceux que ça intéresse, je vous renvoie à cette vidéo de la chaîne YouTube Linguisticae. ↩︎
Il y a d'autres buts plus subtils dans notre utilisation de la langue. Nous savons par exemple que nous n'utilisons pas la langue de la même manière selon que nous sommes avec des amis, avec nos parents, avec nos collègues. Ceux qui évoluent dans un milieu social qui n'est pas leur milieu d'origine le savent particulièrement. Notons aussi par exemple la poésie, dont le but n'est parfois pas du tout d'être comprise, en tout cas pas au sens où on l'entend généralement. ↩︎
cette citation est certainement mal attribuée en plus. ↩︎